jour

19

Mon premier roman publié, il y a presque 10 ans. Réédité à petit prix il y a peu de temps.

Voici le premier chapitre de l’ancienne version. Un roman jeunesse avec une roman fantastique compliquée.

Si vous cherchez un cadeau original à bas prix, je fais les 3 tomes à 25$ (+ livraison – au Qc seul.)

Les signes

Mon père dit souvent qu’il y a des jours où tout va mal. Aujourd’hui est définitivement une journée comme ça.

J’ai mal dormi et je n’ai même pas entendu mon réveil sonner. Résultat : pas le temps de déjeuner et encore moins de me défriser les cheveux. Comme si cela ne suffisait pas : il pleut comme si c’était la fin du monde ! Merde ! Je vais probablement arriver en cours avec la tête aussi bouclée qu’un caniche. Inquiet, mon père vérifie que je ne fais pas de fièvre — au moins trois fois —, persuadé que je couve quelque chose, mais je feins un sourire et le rassure comme je peux. Je me sens un peu chaude, mais j’ai un examen de mathématiques en ­deuxième période. Ce n’est vraiment pas le bon jour pour être malade !

Pour me rendre à temps à l’école, je cours. Pas le temps de m’arrêter à la cafétéria pour voir Gab et Mat. Je commence avec l’éducation physique, ce qui signifie qu’il faut que je me change avant de me rendre au gymnase. Ce matin, on joue au ballon chasseur, mais tout le monde me lance des regards en coin. Je me doute fort bien pourquoi : mes cheveux sont frisés au lieu d’être lisses, et je crois que j’ai engraissé parce que mon t-shirt est drôlement serré. Même moi, en me regardant dans le miroir du vestiaire, j’ai eu l’impression que je ne me ressemblais plus tout à fait. Est-ce qu’on a encore des poussées de croissance à 16 ans ? Enfin… presque 17 !

En général, je ne me débrouille pas trop mal en sport, mais voilà que je n’arrive plus à coordonner mes mouvements. Je rêve ou j’ai deux bras gauches ? Je m’impatiente de pouvoir montrer ce que je sais faire ; je finis par mettre la main sur le ballon et, heureuse de l’avoir enfin, je le lance de toutes mes forces en direction d’Anna. Un cri strident résonne dans le gymnase, puis le coup de sifflet du prof sonne l’arrêt du jeu. Je m’approche des étudiants qui s’amassent autour de la jeune fille et sursaute en la voyant se tortiller de douleur sur le sol. Dès qu’elle me voit, elle se met à rager.

— Tu m’as cassé le bras, imbécile !

Les gens me lancent de drôles de regards auxquels je réponds en faisant de gros yeux. Quoi ? Je lui ai simplement lancé un ballon ! C’est le but du jeu, il me semble ! Le prof se penche vers la jeune fille en pleurs et l’aide à se relever. Vu le temps qu’il reste à la période, le cours s’arrête. Certains me remercient, alors que d’autres me dévisagent comme si j’avais fait exprès de blesser Anna. C’est quoi le problème, ce matin ? On dirait que tout le monde me cherche !

Alors que je marche en direction des vestiaires, j’entends des filles parler de moi : elles disent que je me suis bourré le soutien-gorge pour avoir une plus grosse poitrine, que c’est tellement enfantin et que tout le monde le remarque, forcément ! Quoi ? Je me tourne vers elles et je m’aperçois qu’elles sont à l’autre bout du gymnase. Merde ! Comment ai-je pu les entendre à cette distance ? Avec tout le bruit qu’il y a ici, ce n’est pas possible ! Surprise, ma colère fond comme par enchantement, et je reste figée dans mon coin à me demander ce que je dois faire. Devrais-je aller les confronter ou faire comme si je n’avais rien entendu ? D’un autre côté, je ne sais pas vraiment comment je peux leur prouver que je n’ai rien mis dans mes bonnets ! Je ne vais certainement pas remonter mon t-shirt pour leur faire plaisir ! Ce qui m’inquiète, cependant, c’est que cette histoire risque de faire le tour de l’école. Il n’y a rien de tel qu’une histoire de ce genre pour alimenter les rumeurs ! Il faut croire que certains n’ont vraiment rien de mieux à faire.

Dans le vestiaire, pour la première fois, je me change au milieu des autres. En général, je me cache dans l’une des cabines parce que les filles, ça prend toujours un malin plaisir à se comparer. Je sais bien que je n’aurai jamais la taille de Barbie — c’est le surnom que mes amies et moi donnons à la belle Émilie. Cette fille-là rendrait n’importe qu’elle autre fille jalouse avec son corps de mannequin et ses cheveux blonds. Je ne comprends pas pourquoi ce genre de fille aime se dévêtir devant tout le monde : est-ce pour se pavaner ? Ou, comme moi, pour prouver aux autres qu’elles n’ont rien de caché dans leurs bonnets ?

Je me change en quatrième vitesse et je sens le regard des autres sur moi. Ça m’énerve, mais je préfère encore qu’on me voie en sous-vêtements plutôt qu’on colporte des rumeurs sur mon compte. Je n’ai pas le temps de boutonner ma chemise qu’une fille que je ne connais pas pointe ma hanche, juste au-dessus de ma culotte.

— Hé, Isa, c’est quoi ça ?

Sur le moment, j’ai peur d’avoir un bouton ou une verrue, tellement son regard est insistant, mais je comprends, en jetant un coup d’œil en direction du miroir, qu’elle parle du croissant de lune dessiné sur ma peau.

— Ah, euh… c’est une marque de naissance.

Elle cesse de m’observer et continue de se vêtir. Pour ma part, je n’arrive plus à cesser de fixer la lune dans le reflet du miroir. C’est peut-être parce que nous sommes en mai et que je n’ai pas pris de bain de soleil depuis un bon moment, mais on dirait qu’elle est plus foncée que d’habitude. Dans mon souvenir, cette marque était à peine visible, légèrement plus foncée que la couleur de ma peau, alors qu’aujourd’hui, elle est dorée avec un léger halo que je n’avais jamais remarqué.

En poursuivant l’évaluation de mon corps, un autre problème me saute aux yeux. Les filles du gymnase avaient raison : pas pour les bonnets bourrés, non, mais parce que ma poitrine a pris un sacré coup ! Je me regarde à nouveau en essayant de ne pas me dévisager, mais je n’arrive pas à croire que mon corps a tellement changé. On dirait que je suis plus grande, plus… développée. Le pire, ce sont mes cheveux : ils ont complètement repris leur apparence initiale, c’est-à-dire noirs, épais et beaucoup trop bouclés à mon goût. Je grogne en me faisant une queue de cheval. Pourquoi personne ne m’a-t-il jamais dit qu’on changeait aussi vite ? Les cours de bio sont vraiment nuls ou quoi ?

Dans le corridor qui mène à mon cours de maths, je sens à nouveau les regards sur moi. Je courbe le dos et je tiens mon sac devant moi plutôt que derrière. Quelque chose me gêne dans cette poitrine qui a subitement fait son apparition. À la limite, si personne ne se retournait sur mon passage, ça irait encore, mais j’ai vraiment l’impression que tout le monde le remarque.

Je m’installe à ma place habituelle en gardant les yeux rivés sur mon bureau. Peut-être que j’aurais mieux fait de dire à mon père que je ne me sentais pas bien, tout compte fait. Pour une fois qu’il était enclin à me laisser me reposer à la maison.Repoussant les idées sombres qui m’habitent, je me concentre pour réussir mon examen de maths. Après tout, si j’ai décidé de venir à l’école aujourd’hui, c’est bien pour ça !

Quand j’entre à la cafétéria pour dîner, on dirait qu’un mal de tête surgit avant même que je ne rejoigne mes amies à notre table habituelle. Il y a trop de choses qui se passent autour de moi : du bruit, des odeurs aussi. Je me sens agressée de partout. Je me dépêche de prendre place devant Gabrielle et Mathilde, mais je me sens tellement étourdie que je commence à croire que mon père avait raison. Je suis malade.

— Hé ! T’en fais une tête !

— Je sais. Je ne me sens pas très bien depuis ce matin.

— T’as un nouveau look ? me demande Gab en me toisant de haut en bas.

Dans mon empressement à venir les rejoindre, une partie de ma tignasse s’est échappée de l’élastique, et je m’empresse de refaire ma queue de cheval pour les y replacer. Cette fois, j’attache le tout bien serré pour éviter que cela ne se reproduise.

— Désolée. J’ai pas eu le temps de me défriser les cheveux ce matin. Je me suis levée en retard.

— C’est joli comme ça, lance Mat en fixant le haut de ma tête.

— Euh… non.

Je réponds sèchement, mais je sais que ma mauvaise humeur n’a rien à voir avec elle. C’est tout mon corps qui fait des siennes et qui me contrarie depuis mon réveil. Ces cheveux trop lourds, frisés, qui ne veulent pas rester en place ; ces bras qui me semblent trop longs et maladroits ; cette poitrine que tout le monde observe — enfin, c’est l’impression que j’ai — et qui me serre dans cette chemise étroite. Je fais sûrement un mauvais rêve, il n’y a pas d’autre explication !

— Ça a été, ton examen de maths ?

— Je crois que oui.

En fait, dans toutes mes mésaventures du matin, il n’y a que ma performance scolaire qui ne semble pas affectée. Pendant mes cours, je suis parvenue à me concentrer. Trop, probablement, parce qu’en ce moment, on dirait qu’un marteau me cogne sur la tête.

Je fais des gestes tout simples, les mêmes que je pose chaque jour, mais mes mouvements sont rapides et impatients : je déballe mon repas, j’engloutis ma bouteille d’eau qui me paraît insuffisante. J’ai faim, j’ai soif, et cette cacophonie me pèse.

— On devrait… sortir d’ici, dis-je tout à coup. Pourquoi on n’irait pas manger près des casiers ? Y’a pas des tables dans ce coin-là ?

— Pourquoi faire ? me demande Gabrielle.

— Je ne sais pas. C’est bruyant aujourd’hui, vous ne trouvez pas ?

Mes amies scrutent l’ensemble de la cafétéria, évaluent le bruit qui en émane, et Mat hausse les épaules avant de répondre :

— Bien… pas plus que d’habitude.

— Et puis, si on veut voir des gars du CÉGEP, c’est le seul endroit !

Je ne réponds pas, mais les garçons sont, actuellement, le dernier de mes soucis. De toute façon, eux, ils se moquent bien de nous ! Il faut dire qu’on se ressemble toutes autant que nous sommes dans cet uniforme : petite jupe à carreaux, blouse blanche et cardigan bleu marine. Quoique ce soit bien la première fois que je ne me plains pas d’avoir à le porter, celui-là !

— Mange ! Si t’as mal à la tête, c’est peut-être parce que t’as faim ?

L’idée de Gabrielle ne me paraît pas bête. Il faut dire que je n’ai pas eu le temps de déjeuner avant de partir pour l’école. Je m’empresse de porter mon sandwich à ma bouche et je dévore mon repas en quatrième vitesse. Si cela suffit à calmer ce mal de tête carabiné, autant se dépêcher. Avant même que mes copines ne soient rendues à la moitié de leur repas, j’ai tout avalé. Non seulement mon mal de tête s’estompe, mais j’ai encore faim ! Sans attendre, je fouille dans mon sac et j’en sors de vieilles barres de céréales que j’y avais glissées au début de l’année. Je les ingurgite aussi vite que mon sandwich. Une fois la faim calmée, je me sens beaucoup mieux.

— Tu vois ! Je te l’avais dit ! Ma mère a toujours mal à la tête quand elle saute un repas. Tu dois être comme elle.

Pendant une quinzaine de minutes, je me sens à peu près normale. À trois, nous discutons de nos séries préférées et nous potinons sur les stars que nous aimons. Gabrielle est complètement folle de Johnny Depp depuis qu’elle l’a vu dans Pirates des Caraïbes. Mathilde, elle, préfère Taylor Lautner depuis qu’il s’est fait gonfler les abdos dans Twilight. Moi, je suis le genre Ashton Kutcher ou Robert Downey Jr. J’aime bien les mauvais garçons, mais c’est un peu plus simple si on n’a pas les mêmes goûts, mes copines et moi. En plus, je soupçonne que ça rendrait mon père complètement fou si je me retrouvais avec un gars dans ce genre-là !

Bien que mon mal de tête ait fortement diminué, je reste néanmoins sensible lorsqu’une élève éclate de rire ou qu’un plateau tombe sur le sol. Le bruit m’est toujours aussi agressant, mais plus aussi insupportable qu’à mon arrivée. Par contre, les odeurs me semblent plus fortes. Je n’ose pas dire à Gabrielle que son parfum m’agresse, mais c’est le cas. Je me sens comme à l’entrée d’un magasin à grande surface, là où toutes les odeurs se mélangent et s’amplifient. En plus, dans cette cafétéria, il y a des arômes de friture qui s’entremêlent à toutes ces senteurs. Quel mélange désagréable !

Je songe à me lever et à sortir de là. Je pourrais prétexter n’importe quoi : que j’ai besoin de prendre l’air ou d’aller aux toilettes, mais à peine ai-je fait un geste pour partir que quelque chose me fige sur place. Une odeur encore, mais celle-là m’est agréable. Instinctivement, je tourne la tête dans sa direction, comme si je tentais d’en déterminer la source. Ce n’est rien de comparable à une fragrance, c’est à la fois subtil et sauvage, un mélange de chaleur et de nature. C’est masculin, ça, c’est sûr. Et, pendant deux ou trois minutes, ça accapare tout mon esprit.

— Isa, tu m’écoutes ?

Non, je ne l’écoute pas, mais je l’ai entendue et je réponds sans réfléchir à sa question. Elle veut savoir quels sont les cours que j’ai à l’horaire pour l’après-midi. Mes yeux repartent à la recherche de l’origine de cette odeur. Au bout de la table, debout, à ma gauche, un jeune homme blond est apparu pendant que je parlais. Un gars du collégial, sans aucun doute, car il a l’air plus vieux. Et puis, au secondaire, il n’y a personne d’intéressant, tout le monde sait ça ! Son regard fait le tour de notre table, puis s’arrête sur moi. Il me fixe et me sourit à pleines dents.

— Salut. Je suis Alex. Je suis nouveau. I’m from England. Angleterre.

Il a un accent très prononcé, mais je n’y songe qu’un instant, car, dès qu’il se penche vers moi, son parfum m’envahit complètement. Instinctivement, je ferme les yeux pour mieux le capter. C’est fort ! On dirait un mélange de forêt, de pluie et de soleil. Ça tourne dans mon esprit. Quand j’ouvre les yeux, il me tend une main dans laquelle je glisse la mienne. Au lieu de secouer mes doigts, il se penche plus avant vers moi pour me faire le plus sensuel baisemain qui soit. Je frémis à son contact, complètement charmée par son geste. Je me sens comme dans un film, dans ce genre de scènes où tout se passe au ralenti. Lui, sa bouche collée sur ma peau, remonte un regard bleu acier dans ma direction.

— Je suis Alexander Donahue.

Il se redresse, mais je suis tellement étonnée par son geste précédent que je n’arrive pas à lui répondre. Je reste là, comme une idiote, la main encore dans la sienne, à le fixer comme si c’était le prince charmant réincarné. En plus moderne, évidemment, avec ses cheveux en broussaille, un peu longs, qui contrastent avec sa chemise noire.

C’est le rire nerveux de Gaby qui me rappelle que je suis dans la cafétéria de l’école. Elle répond à ma place :

— Elle s’appelle Isabelle. Ne t’en fais pas ; d’habitude elle parle, mais aujourd’hui, elle n’est pas vraiment dans son assiette.

Le jeune homme blond se détache de moi pour envoyer un sourire en direction de mon amie. Durant ce court laps de temps, on dirait que je respire mieux, mais je n’arrive pas à détacher mon regard de cette main qui retient toujours la mienne. Je promène mes yeux sur le reste de ce corps qui n’a rien d’un Taylor Lautner, mais qui est quand même drôlement agréable à regarder. Grand, svelte, avec un torse plus développé que les gars que je connais…

— Moi, c’est Gabrielle et elle, c’est Mathilde, mais tu peux nous appeler Gab et Mat, poursuit-elle.

Une fois qu’elle se tait, Alexander repose les yeux sur moi, se penche à nouveau et chuchote :

— Elisabeth ?

— Euh… non. Isabelle.

Il fronce les sourcils, comme si ma réponse venait de le surprendre, puis il relâche ma main qui retombe mollement sur la table. On dirait que toutes mes forces viennent de m’abandonner. À la seconde où il se redresse, je crois que je reprends mes esprits, mais ce n’est guère mieux puisque les seuls mots que ma tête m’envoie ressemblent à : « Quelle conne tu fais ! » C’est également les mêmes sous-entendus que je perçois dans les paroles de Gaby :

— Si tu te déplaçais un peu pour qu’Alex puisse s’asseoir avec nous ?

— Ah, euh… oui. D’accord.

Je glisse sur le banc pour lui laisser un peu de place, et il prend un moment avant de m’y rejoindre. Quelque chose le contrarie. Je ne sais pas pourquoi, mais je le sens. Mes copines deviennent folles de joie qu’un gars se joigne à nous. Un gars du CÉGEP, j’entends, parce que ça arrive fréquemment que ceux du secondaire s’installent autour de nous. Il y a un drôle de silence à la table, et j’avoue que ça ne me ressemble pas de rester silencieuse aussi longtemps. Pour une fois qu’un gars intéressant me tourne autour, pourquoi est-ce que je suis trop bête pour dire quelque chose de sensé ? Je tente de reprendre mes esprits et une voix posée que j’utilise pour lui adresser une première question :

— T’es à Montréal depuis quand ?

— Trois mois.

— Et… euh… ça te plaît ?

— Well… c’est une grande ville. Beaucoup de monde.

— En Angleterre, t’habitais où ? À la campagne ? le questionne Gabrielle à son tour.

Le regard d’Alex se promène de moi vers elle et, vraiment, je confirme que je respire beaucoup mieux lorsqu’il regarde ailleurs. Je touche machinalement mes cheveux pour vérifier qu’ils sont toujours prisonniers de mon élastique. Quelle malchance de le rencontrer aujourd’hui, alors que j’ai les cheveux en désordre !

Tout en faisant de grands gestes avec les mains, Alexander nous explique qu’il habite tout près de la Royal Forest dans le Gloucestershire. Je ne comprends pas tout ce qu’il dit parce que je n’ai jamais voyagé et que je ne connais rien de l’Angleterre, mais je l’écoute nous décrire ces paysages qui semblent à la fois grandioses et magnifiques. J’essaie de ne pas le dévisager, mais c’est difficile. Parfois, il tourne la tête dans ma direction et me sourit. Pendant ces quelques secondes, je ne suis plus certaine d’entendre tout ce qu’il dit. Mon corps se fige et répond bêtement à son sourire. Je n’arrive pas à croire que ce garçon-là vient de me faire un baisemain en plein milieu de la cafétéria.

Au loin, un bruit se fait entendre, mais je suis trop accaparée par ma contemplation de sa personne pour le remarquer. Ce sont les corps en mouvement qui me font prendre conscience que la cloche vient de sonner et qu’il faut se préparer pour nos cours de l’après-midi. Rapidement, Alex se lève et retourne là où il était, la première fois que je l’ai vu. Il se penche à nouveau vers moi :

— On peut se voir encore ?

— Bien sûr, dis-je avec une toute petite voix. Je suis… toujours ici. Je veux dire… à cette table.

— I mean later. Plus tard. Après école.

Une force en moi rugit et a envie de crier « oui », mais Gabrielle m’en empêche en répondant à ma place :

— Ce soir, on doit étudier. On a un examen de bio demain, tu te rappelles ?

Elle me regarde avec insistance, me projetant aussitôt dans la réalité scolaire. Cette fois, je fais un effort considérable avant de me souvenir de ce maudit contrôle, mais je finis par répondre en tournant des yeux désolés vers Alex :

— Ah… oui, c’est vrai.

— Tomorrow then ? Demain ? Toi ici ?

Mon cœur ne fait qu’un bond dans ma poitrine devant sa question. Il veut me revoir ? Hourra ! Je hoche vigoureusement la tête, et il me salue de la main avant de prendre congé.

— À demain, Isabelle !

La façon dont il prononce mon nom me ravit. Quel accent magnifique. Et tout le reste qui l’accompagne, aussi ! Je le regarde s’éloigner sans bouger pendant que Gab et Mat s’empressent de ranger leurs effets personnels. Je n’arrive pas à croire ce qui vient de m’arriver. Comment une journée qui débute aussi mal peut-elle devenir à ce point incroyable ?

— Wow ! T’as vu comment il te regardait ? me demande Mathilde, debout et prête à partir.

Je souris comme une idiote en y songeant de nouveau, mais ma joie n’est que de courte durée.

— Dépêche-toi, Isa ! gronde Gabrielle en poussant mes affaires de mon côté de la table. On va être en retard en français !

Je réagis aussitôt et je fais tomber tous les objets dans mon sac à dos. Tant pis pour le désordre, je rangerai plus tard ! Je me sens dans un état second jusqu’à ce que l’on sorte de la cafétéria, mais le sourire ne quitte plus mon visage pendant le reste de la journée.

* * *

Je ne peux m’empêcher de songer à Alex pendant mes cours de l’après-midi : à sa façon de m’aborder, à son baisemain qui me paraît drôlement chevaleresque, à ses cheveux en pagaille et à ses yeux aussi. Je suis d’autant plus heureuse de me retrouver sur le chemin du retour avec Gabrielle à mes côtés, à qui je ne fais que répéter inlassablement la même chose :

— J’arrive pas à le croire ! J’ai pas rêvé au moins, hein ?

— Non ! me répond-elle en riant. Il est vraiment venu te faire le baisemain devant tout le monde dans la cafétéria. Je ne te parle pas des rumeurs qui vont circuler sur ton compte, maintenant.

Je me tourne vers elle, le sourire figé.

— Quoi ? Quelles rumeurs ?

— Ce gars-là est au CÉGEP ! Il doit avoir, quoi, 18 ou 19 ans ?

— Et ?

— La moitié des filles s’inventent des chums pour avoir l’air cool. Toi, un gars te fait le grand jeu devant tout le monde ! Un gars plus vieux, précise-t-elle, comme si c’était là tout le problème.

Comme elle termine sa phrase dans un rire, je me dis qu’elle exagère peut-être un peu. De toute façon, ça m’est égal que tout le monde sache qu’Alex s’est présenté à moi de la plus romantique des façons ! Moi-même, j’ai envie de le crier sur tous les toits !

— Tu vas le dire à ton père ? me demande-t-elle alors que nous escaladons les marches menant à ma porte.

Sa question me pétrifie, et je m’arrête avant d’entrer chez moi pour me tourner vers elle.

— T’es folle ? Il risquerait de faire une crise cardiaque !

Depuis que ma mère est décédée dans un accident de voiture, il y a cinq ans, mon père est devenu hyper protecteur à mon endroit. C’est à peine s’il me laisse sortir sans vérifier où je suis. Avocat à son compte, il a même décidé d’installer son bureau dans l’une des pièces avant de la maison pour être toujours présent, en cas de souci. Avec l’école que je fréquente, privée et stricte, inutile de dire que je suis constamment en garde à vue. Et si l’école n’était pas à trois coins de rues de chez moi, je ne suis même pas certaine que je pourrais y aller à pied.

— Tu vas quand même avoir 17 ans la semaine prochaine, reprend Gabrielle. T’es en âge d’avoir un chum, il me semble !

Je soupire en imaginant sans mal la tête de mon père lorsque je lui annoncerai qu’un gars m’intéresse.

— C’est pas comme si je sortais déjà avec lui, dis-je avec une petite voix. Peut-être que c’est mieux si j’attends un jour ou deux.

— Ouais. Qui sait ? Il ne va peut-être même pas se pointer, demain !

Je me tourne vers elle, agacée par sa réplique.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Bien… on ne le connaît pas, ce gars-là ! Peut-être qu’il veut juste impressionner une petite jeune ? Je suis déjà passée par là, ne l’oublie pas.

J’aurais préféré qu’elle ne me parle pas de son histoire avec Charles-Olivier. Ma gorge devient sèche pendant qu’elle énumère toutes les similarités avec sa propre histoire : le garçon est plus vieux, il use de son influence, te fait boire et te charme. Résultat : en moins d’un mois, te voilà sur la banquette arrière d’une voiture à perdre ta virginité. Sans parler du fait que t’es célibataire dès le lendemain avec de très vilaines rumeurs sur ton compte !

— Les gars ne sont pas tous comme ça !

Je rugis littéralement.

— Tout ce que je te dis, moi, c’est de faire attention.

Elle essaie de rester calme, mais je vois bien que cette histoire la fait encore souffrir. Je suppose que je devrais être compréhensive et lui dire ce qu’elle veut entendre, soit que je ferai attention, mais ça m’énerve qu’elle nous compare. Moi, je n’ai jamais eu de chum. C’est à peine si j’ai embrassé Mario, le cousin de Mathilde, quand j’étais en troisième secondaire. Tout ce dont je me souviens, c’est de sa grosse langue dans ma bouche et de toute la salive qu’il a fallu que j’essuie sur mon visage, après coup. Pour une fois qu’un garçon s’intéresse à moi et qu’il se présente de la façon la plus romantique que je connaisse, pourquoi est-ce que je ne devrais pas y croire ? Pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas m’arriver à moi, pour une fois ?

Un miaulement de chat m’empêche de promettre à mon amie que je vais suivre son conseil. Je sursaute en sentant la pression de l’animal contre mes chevilles, et Gaby s’émerveille à la seconde où elle l’aperçoit.

— Oh qu’il est mignon ! Je ne savais pas que t’avais un chat !

Je recule en essayant de ne pas écraser la boule de fourrure rousse qui ne cesse plus de tournoyer autour de moi en alternant ronronnement et miaulement.

— C’est pas à moi. Et je suis allergique !

Gabrielle ne semble même pas entendre ce que je dis ; elle se penche pour cajoler la petite bête et lui parle comme si l’animal pouvait la comprendre :

— Comme t’es mignon, toi ! T’as pas de médaille ? Mais qu’est-ce que tu fais dans le quartier ? Tu dois avoir faim !

— Tu crois qu’il va te répondre, peut-être ?

Le chat émet un miaulement avant de frotter sa tête contre la main de Gab et, devant sa réaction, elle me lance un regard moqueur.

— Tu vois qu’il me comprend ! On pourrait lui donner de l’eau, qu’est-ce que t’en penses ?

— T’es folle ! Si mon père le voit, il va le faire déguerpir à coup de botte, tu vas voir !

— Pourquoi ? Il est tellement cute ! J’ai toujours voulu avoir un chat, moi…

— Je suis allergique, je te dis ! Il paraît que, lorsque j’étais petite, j’ai failli mourir d’une crise d’asthme à cause de ça ! Depuis ce temps, j’ai pas le droit de m’approcher des animaux. Allez ! Fais-le partir !

Je hausse le ton, un peu anxieuse à l’idée que mon père nous entende et qu’il vienne voir ce qu’on fabrique devant la maison. S’il aperçoit ce chat, je ne donne pas cher de sa peau ! Alertée par ma voix, Gaby relâche l’animal et le pousse en direction du terrain voisin. Elle le regarde disparaître en lui envoyant la main. Son geste est ridicule, mais je me garde bien de le lui dire. Je rentre chez moi et je salue mon père avant de marcher en direction du sous-sol.

— Isabelle ?

— Oui, p’pa ?

Je m’arrête, Gabrielle sur mes talons, et je me tourne vers lui pour attendre l’interrogatoire qui ne tarde pas à débuter :

— Comment s’est passée ta journée ?

— Très bien. Et mon examen de maths aussi.

— Bien.

Je fais mine de poursuivre ma route quand il m’interpelle de nouveau :

— Isabelle ?

— Oui ?

— Il n’y a rien eu de particulier à l’école, aujourd’hui ?

Je refais le même geste, me tourne dans sa direction pour le questionner du regard. J’ai un haussement d’épaules vague et incertain. Quelqu’un lui aurait-il parlé d’Alex ?

— Pas de maux de tête, d’étourdissements ? reprend-il.

— Ah, oui ! dis-je en me souvenant de cette mésaventure. Un peu, c’est vrai, mais c’est sûrement parce que j’ai oublié de déjeuner. Heureusement que j’avais des barres tendres dans mon sac. Faudra que j’en remette, tiens !

Il s’approche de moi, me fixe droit dans les yeux, comme s’il cherchait à voir au travers de ma tête. Un moment passe avant qu’il ne poursuive avec ses questions :

— Ça va mieux ?

— Ça va, mais si tu me préparais une collation, ce serait génial ! Qu’est-ce que j’ai faim !

Ma réponse le calme, puis il affiche un premier sourire et hoche la tête avant de s’éloigner vers frigo. Derrière moi, Gabrielle me pousse en direction du sous-sol, et nous dévalons les escaliers. Cinq minutes plus tard, nous étalons nos livres de biologie sur la table basse, mais nous délaissons très vite nos devoirs pour dévorer les sandwichs au beurre d’arachide que nous a faits mon père.

Et, même si je n’en parle plus pour éviter de saouler mon amie, je pense constamment au merveilleux baisemain que m’a fait Alexander Donahue.

Extrait tiré de: